L’exemplarité comme valeur fondamentale dans l’éducation (Mounir Chamoun)

 

Professeur  Mounir Chamoun

Psychanalyste

Professeur et fondateur de l’Université our Tous à l’USJ

Rédacteur en chef de la Revue « Travaux et jours » de l’USJ


Hommage à Aïda Roucoz Nehmé

 Liminaire : route commune pendant de longues années ; natifs d’un même patelin prestigieux, Deir-el-Qamar, nos familles amies, puis relation d’enseignement : Aïda mon étudiante, puis collègue et collaboratrice, animation fréquente de réunions de réflexion à l’ILE, un hommage mérité quand elle a quitté la direction de l’institut, un autre hommage lors de son départ définitif de cette terre, aujourd’hui une évocation de sa mémoire à travers un thème qui correspond le mieux à ce qu’elle a incarné tout au long de son parcours : l’exemplarité.

L’exemplarité, telle que nous pouvons la concevoir autant en pédagogie qu’en psychanalyse, est un autre mot pour signifier le processus complexe de l’identification, concept central dans l’édification de la personnalité tout au  long du processus de croissance de l’enfant et de l’adolescent et dans la suite de la réorganisation psychique de l‘adulte, ce que le psychanalyste et historien de la psychanalyse Alain de Miljolla appelle volontiers les « visiteurs du moi ». C’est dans ce sens que l’on peut  accorder à cette compréhension de l’exemplarité une importance centrale dans l’éducation autant individuelle que collective ou sociale.

Pour nous permettre d’aborder cette question dans toute son ampleur, établissons d’emblée une différence catégorielle entre l’exemplarité ostentatoire directe et indirecte et l’exemplarité discrète et en quelque sorte interne. Dans les deux cas, l’effet de l’exemplarité est toujours évident et pourrait s’apprécier ou s’évaluer en termes positifs ou négatifs.

1 – L’exemplarité ostentatoire, celle qui s’affiche et se donne à voir sous forme : « Faites comme moi, je suis la norme qu’il faut suivre et vous serez en conformité avec l’esprit du temps ou les règles de la morale et de la bonne conduite ». Quels peuvent être les tenants d’une telle affirmation ?

a – Tout d’abord, dans la vie du jeune sujet, enfant ou adolescent, ce sont les parents qui tiennent un discours verbal, stimulant ou interdicteur, selon le cas ou selon les moments, parfois les deux à la fois d’une  manière paradoxale, entraînant par l’injonction du double bind ou lien contradictoire, une perplexité notoire dans les réponses du sujet. La parole affirmée des parents mais qui ne correspond guère à un témoignage vécu, entraîne comme nous le savons, peu d’adhésion ou de conviction auprès de jeunes, quand elle n’est pas carrément dénoncée comme contraire à la vérité, donc fallacieuse ou fausse ou tout simplement qualifiée d’hypocrite. Ces conduites, suscitées par des paroles non crédibles, créent souvent un fossé intergénérationnel, tramé dans la méfiance ou dans le scepticisme et entraînant une sorte de discrédit du monde adulte. Je sais fort bien que l’attitude de transparence et de cohérence que l’on est en droit d’exiger des parents en matière d‘éducation familiale, suppose une véritable ascèse de leur part ; mais il s’agit bien là d’une condition première, qui fonde ce que nous appelons, au sein d’une famille, le macro-climat éducatif, complété par le micro-climat éducatif, ce dernier gérant les interactions intimes des parents avec chaque enfant selon ses demandes, ses attentes et surtout selon ses performances.

b – Les enseignants et les éducateurs : viennent ensuite, en deuxième lieu, les responsables au sein de l’école, cette instance qui aujourd’hui, sert de lieu contenant les jeunes pendant de longues années, avec un impact certainement aussi important qualitativement que le milieu familial en tout cas dans la transmission des valeurs de vie et la compréhension du sens profond de l’existence, les déterminants dans l’insertion dans la culture, l’appréciation du patrimoine et l’intégration finale dans une trajectoire nationale. On ne mesure pas assez, de nos jours, combien les enseignants, quand un élève a accompli tout son cursus scolaire dans un seul établissement, ont une part active dans l’organisation de la personnalité d’un jeune et combien il traînera au cours de toute son existence  les traces des apprentissages acquis tant sur le plan intellectuel que moral. Ici ce qui se joue  c’est le domaine de la probité. Mais un enseignant peut-il tomber dans le piège de l’exemplarité ostentatoire ? Certes, cela est possible ; il nous arrive de tomber sur des enseignants fabulateurs, exhibitionnistes d’un savoir vécu comme de la prestance, parfois prétentieux ou manquants de rigueur et de ponctualité, qui ne livrent pas à temps notes et corrections, qui s’absentent pour des causes futiles, qui corrigent mal les travaux des élèves, qui écoutent mal les plaintes et les doléances et qui ne font pas suffisamment preuve d’équité et de justice dans leurs notations ou leurs évaluations. Parfois aussi c’est leur pensée qui manque de rigueur et leur culture qui pèche par une insuffisante documentation.

C – On peut citer également dans la formation des jeunes et dans ce chapitre de l’exemplarité, la présence des religieux, ceux-là qui sont censés transmettre les valeurs religieuses et les normes de la pratique et de l’exercice de la charité et de la convivialité. C’est tout le problème de la parole transmise, témoin de la vérité et porteuse des germes de l’élévation spirituelle, de l’oblativité et du détachement. Que voit-on ? Souvent des conduites douteuses, parfois scandaleuses, une absence de charité les uns envers les autres et des jugements destructeurs au grand dam des jeunes qui assistent à tous ces massacres psychologiques.

d – Et l’exemplarité des hommes politiques et des responsables de la vie publique autant dans la vie civile que dans les structures de l’État. La béance est dans l’absence de recours pour le commun quand il s’agit de réclamer un droit ou de revendiquer un redressement de tort. Il en découle forcément un climat global d’injustice pour celui qui n’a pas de soutien et cela fait plonger l’ensemble des citoyens dans la corruption à tous les niveaux de la vie sociale et administrative. Examinez attentivement le contenu du discours politique, que pourriez-vous y découvrir sinon injures et déformations flagrantes de la vérité. Considérez un peu le comportement des forces militaires appartenant à des institutions dont le rôle est de protéger et de défendre le citoyen. Ne sont-ils pas dans l’incivisme le plus criard ?

e – Ce réquisitoire peut, sans doute, être appliqué à l’ensemble des acteurs sociaux, les médecins qui sont très loin d’incarner l’éthique médicale découlant du serment d’Hippocrate, les responsables de la presse, de l’information et des médias, tous ceux qui font l’opinion publique et qui constituent aujourd’hui, une source parallèle de formation, qui double ou dépasse l’influence conjuguée de la famille et de l’école. C’est de l’anti exemplarité qui s’en dégage : peu ou pas de probité intellectuelle dans l’information avec, au contraire, une honteuse plongée dans la propagation des rumeurs ; peu de respect des règles de solidarité professionnelle ou simplement humaine ; peu de soumission volontaire aux valeurs morales qui édifient la société et régulent la vie commune.

Toutes ces formes d’exemplarité ostentatoire sont ou stériles et peuvent avoir des effets négatifs sur la conduite des personnes. Elles sont mortifères psychologiquement et moralement.

2 – L’exemplarité discrète : c’est celle que Aïda aura vécue durant toute sa vie avec d’autres soldats de l’ombre, et dont l’effet est bénéfique au long cours. C’est ce qui se passe au niveau du savoir-être (mot fréquemment répété par Aïda). Quelles peuvent être les caractéristiques et les références de cette exemplarité à portée profonde et durable :

  • Une assise forte et une inscription dans la notion du devoir bien accompli, charte d’honneur qui enveloppe l’être et le détermine.
  • Une qualité de présence aux autres dans la découverte de leurs besoins profonds avec le désir de répondre à leurs attentes.
  • Un souci permanent de vérité et d’authenticité.
  • La soumission non à une perspective de pouvoir mais à un esprit de service.
  • Une volonté claire de simplicité dans le contact et de modestie.
  • La rigueur dans les rapports et l’évitement de toute familiarité, fidèle en cela au parfait aphorisme de Maurice Zundel : la proximité absolue est dans la distance infinie.
  • Le fait de se concevoir comme jaillissement, comme source et ressource, toujours renouvelés.
  • L’impératif de concevoir la culture comme affinement de l’être au service du savoir.
  • La disposition à se vouloir plutôt méthodologue que comme puits de science.
  • Être de fréquentation agréable et tendre, de bonne proximité et de voisinage.

Le secret de la chose c’est la simplicité dans le don qui exclut la quête effrénée de la reconnaissance narcissique.

Il faut savoir toutefois qu’il n’y a pas de modèle valorisant parfait et quelle que soit l’exemplarité, elle sera toujours insuffisante ou déficiente. C’est ici que réside l’intérêt d’une vie tendue vers un projet constamment à tenir : se confronter à des situations toujours perfectibles, parce que l’être humain porte en lui l’au-delà de qu’il peut être. « L’homme est la seule créature qui n’accepte d’être ce qu’elle est », dit Albert Camus.

Mais que nous est-il demandé, au juste ? Une partie de la réponse est dans cette directive poétique de Rabindranath Tagore :

« Que ta vie soit simple et droite, pareille à une flûte de roseau que tu puisses emplir de musique ».

Cette musique-là est produite par un souffle léger, discret ; et quand la musique est dans le roseau, elle parle d’elle-même, pour elle-même et pour les autres, et elle se fait facilement entendre…

 

 


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